Désillusions de jeunesse Texte Patricia LAMAUD Illustrations Mateata VITRAC Centre de recherche et de documentation pédagogiques Ministère de l’Éducation Polynésie française © CRDP-MEE 2013 www.ebooks.education.pf
« Ta jupe est trop courte pour aller au collège, Tekina ! » La voix de maman résonna dans la maison mais ne m'atteignit pas, je courus rejoindre Here et Rava qui m'attendaient sur le bord de la route. Mes deux amies de quartier s'impatientaient ; la première prenait soin de trouver l'emplacement parfait de l'hibiscus écarlate qu'elle voulait insérer dans sa coiffure ; la seconde ajustait sa ceinture à clous dorés sur ses hanches à moitié dénudées. Toutes trois formions une belle équipe de choc au collège ; rien n’arrêtait notre imagination pour nous mettre à notre avantage chaque jour et peu importait ce que pensaient les autres filles. Sur notre passage, les regards des passants nous rendaient encore plus fières, ce qui nous faisait nous déhancher davantage... Notre arrivée devant le collège était à chaque fois remarquée ! Et nous aimions ça !... Sentir les regards nous détailler des pieds jusqu'au bout des ongles nous rendait euphoriques, nous donnait encore plus d'assurance. Toutefois, un seul d'entre eux me gênait, je ne savais dire pourquoi : celui de Kearani, ma sœur jumelle. Ce matin-là, un attroupement inhabituel s'était formé devant le portail : deux surveillantes avaient pour mission de « rhabiller » les collégiennes dont la tenue était considérée comme indécente ; les filles devaient revêtir un grand tee-shirt rouge avant de pénétrer dans l'enceinte de l'établissement. Cette opération « coup de poing » avait pour but de rappeler certains points du règlement intérieur... Here et moi eûmes le même réflexe, nous nous tournâmes instantanément vers le ventre en partie dénudé de notre camarade. Celle-ci essayait d'ajuster son tee-shirt trop court qui lui arrivait au nombril. Malheureusement, ce geste ne servit à rien, déjà la surveillante lui ordonna de se soumettre à la règle du jour, devant les sourires médusés des garçons de passage. Nous étions ainsi mises au ban des indécentes, cet accoutrement nous ridiculisait bien évidemment. Nous sentions les regards amusés de celles qui, tous les matins, nous scrutaient minutieusement des pieds à la tête à la recherche de la moindre faute de goût. Nous tâchions de n'en rien laisser paraître mais au même moment, je croisai le regard gêné de Kearani, ce regard que je connaissais si bien... Les esprits se calmèrent, le nombre de teeshirts rouges passant le pas du collège augmentait au fur et à mesure que l'heure avançait, et cela nous rassura : Rava pourrait presque passer inaperçue... 2
C’est alors qu’une de nos camarades, Heimiti, s'approcha de nous, une feuille de journal à la main, lorgnant la couleur éclatante que portait Rava. - Allez-vous vous présenter à l'élection de Miss Faranui ? - Montre-nous ça, Miti ! explosa Rava, s'emparant de l'objet devenu soudain convoitise. Nos regards fébriles parcoururent l'article qui vantait les prix de l'heureuse élue : un compte d'épargne garni, une parure de perles noires, des bons d'achats dans différents magasins, dont une cure de beauté dans un salon esthétique bien connu ! - Et si nous y allions ? s'exclama Here la première. - Oui, bonne idée ! Nous avons toutes nos chances cette année, nous avons l'âge qu’il faut, ajoutais-je, tout excitée. Devant les yeux ébahis de Heimiti, nous nous éloignâmes sans même la saluer, emportées dans notre élan d'enthousiasme, chacune de nous énumérant les tâches nécessaires à la réalisation de ce projet devenu désormais accessible. 3
- Kearani, je viens de montrer ça à ta sœur et elle a la ferme intention de se présenter ! Heimiti était de celles qui aimaient profiter de toutes les situations qui pourraient lui donner de l’importance. Elle n'avait pas beaucoup d'amies, et sa seule fierté était d'être au courant de tous les ragots qu'elle pouvait amasser… Je ne pouvais en croire mes yeux devant cette extraordinaire coupure de journal. Papa serait furieux d'une telle désinvolture, il ne supportait pas les frasques fantaisistes de ma sœur. Maman, sous ses dehors de mère attentive à éduquer ses filles à l'européenne, cèderait comme elle l'avait toujours fait... Elle avait gagné un concours de beauté elle aussi, dans sa jeunesse... Elle la comprendrait et la soutiendrait. Mais pour ma part, je ne pouvais me résoudre à l'encourager sur cette voie. Tekina et moi étions si différentes. L'année dernière déjà, elle avait trouvé le moyen de se faire remarquer. Elle avait réussi à provoquer la colère de papa en se faisant couper ses longs cheveux noirs dont nous prenions soin patiemment depuis notre enfance. Chaque semaine, maman nous les nourrissait méticuleusement avec le mono’i au santal de Nuku Hiva que nous gardions sur la tête une nuit entière. Comme toutes les femmes de la famille, elle ne manquait jamais ce rituel de beauté qui faisait la fierté de papa, et la sienne ! Unmercredi après-midi donc, sur un coup de tête, elle avait décidé de changer de coiffure pour une de ces coupes effilées que les top-modèles des magazines de salon arborent fièrement. De sa longue et superbe chevelure, il ne lui restait qu'une petite longueur lui tombant sur les épaules, à laquelle se mêlaient des mèches de deux tons plus clairs. Ce soir-là, à table, Tekina ne put avaler une seule bouchée du succulent ragoût de bœuf, une marque rouge barrait sa joue qu'aucune larme ne mouillait. - Cette chevelure, c'est toute ta richesse, Tekina ! asséna papa, pointant un doigt menaçant à son adresse. Tu mériterais que je te rase la tête ! Repoussant violemment sa chaise, ma sœur sortit de table sans mot dire. - Tu seras privée de sortie le mercredi après-midi pendant un mois, ajouta-t-il, se retenant de lui flanquer une seconde gifle. Plus tard, nous vîmes une maman ulcérée prendre place sur le bord du lit de ma sœur. - Tu as eu tort de le faire sans nous en parler. Je ne comprends pas que tu l'aies fait tout en sachant combien ton père tient à vos cheveux. 4
Même moi, je ne prendrais jamais une telle décision sans lui en parler. - C'est normal, maman, tu es une femme soumise, entendis-je marmonner. - Non, là n'est pas la question. N'oublie pas qu'il a d'abord été séduit par ma chevelure, il ne comprend pas que l'une de nous puisse sacrifier ce don de la nature. - Arrête, maman, je connais le refrain ; nous sommes en 2008 ; le mythe de la vahine aux cheveux longs, c'était au siècle dernier ! Papa adorait Tekina, c'était sa préférée. Il est vrai que je la trouvais plus jolie que moi. Elle lui ressemblait un peu, avec son petit nez retroussé et les traits fins... Moi, j'avais hérité du profil marquisien, j'étais le portrait maternel. Mais depuis quelque temps, je ne parvenais pas à la comprendre, elle aimait à le provoquer. Cette nouvelle lubie venait encore une fois confirmer son irrésistible attirance pour la superficialité, son désir de soigner son apparence de jeune fille moderne. Certes, sa beauté représentait un atout indéniable, mais que de risques elle prenait... Je décidai de prendre conseil auprès de mon fidèle ami d'enfance, Raanui. 5
Quelques jours plus tard, un mercredi après-midi, nous étions affairées autour dumiroir de la chambre deHere, des accessoires de toutes sortes s'étalaient pêle-mêle sur le meuble qui faisait office de coiffeuse. Le sujet de conversation tournait infailliblement autour de l'élection et les commentaires allaient bon train. Chacune s'évertuait à trouver l'idée qui allait lamettre en valeur le jour J, qui de la tenue, qui des accessoires, qui de la coiffure... Le ton était parfois survolté, mais quelques notes d'humour nous permettaient rapidement de détendre l'atmosphère, jusqu'au moment où l'ambiance prit une tournure inattendue qui m'atteignit telle une flèche en plein cœur : - Tekina, en as-tu parlé à ton père ? demanda Here, soudain inquiète. - Ne t'en fais pas ; mon père, j'en fais mon affaire ! mentis-je, feignant de tracer un trait noir sur mes paupières entrouvertes, pour ne pas croiser deux paires d'yeux empreints d'un doute qui m’aurait fait dresser les cheveux sur la tête. - Arrête Tekina, je ne veux pas avoir d'histoire avec lui, tu as intérêt à le prévenir avant ; car te connaissant, je te sens bien capable de le mettre devant le fait accompli... Tu te rappelles la fois où... - Tu es folle, Tekina ! interféra Rava, estomaquée elle aussi, manquant de se blesser le coin de l’œil avec son pinceau. Moi non plus, je ne veux pas avoir affaire à lui, surtout qu'il travaille avec mon père ! Et puis, n'oublie pas que la télévision sera présente, tu ne pourras pas passer inaperçue... - Arrêtez les filles, pas de souci, laissez-moi faire !... Faites-moi donc confiance. Un silence de marbre s'installa un court instant. Je sentais ma gorge se nouer, il me fallut me ressaisir rapidement pour me tirer d'affaire. Le plus calmement du monde, je tâchai de prendre un ton détaché pour détourner la conversation. - Vous voudrez bien changer de sujet, s'il vous plaît, mesdemoiselles ? Et si nous parlions de notre programme de mise en beauté, hein ? Comme mes amies me connaissaient bien ! Elles avaient lu dans mes pensées comme dans un livre ouvert. Je ne pouvais rien leur cacher, elles me connaissaient par cœur... Mais elles ne savaient pas tout, pas encore : les lots, je les voulais, oui, pour moi seule ! Tous les atouts étaient de mon côté, je n'avais aucun doute de ce côté-là. Concernant mon père, je savais pertinemment qu'en aucun cas il ne devait être au courant. Ma stratégie devrait réussir... 6
Nos échanges repartirent peu à peu sur un ton plus enjoué autour de la recherche nécessaire de sponsors, du programme-minceur qui nous attendait, etc. Nous avions deux mois devant nous pour être parfaites. Et pour cela, j'avais plein d'idées ! Enfin, je pourrais faire reconnaître ma supériorité en la matière, et faire taire certaines langues. Au bas mot, Rava et Here seraient mes dauphines, et je m'y mettrais en temps voulu pour parvenir à mes fins... 7
Jamais je ne m'étais sentie aussi coupable d'être mêlée à un tel secret, j'aurais préféré n'en rien savoir. J'en voulais profondément à Heimiti : quel avantage pouvait-elle tirer à envenimer certaines situations ? Pourquoi faisaitelle cela ? Je la maudissais. Raanui m'avait déconseillée d'en toucher un mot à papa. Des deux côtés, le sentiment de trahison m'obsédait : ni lui, ni Tekina ne me le pardonneraient ! Que faire ? Quelle solution avais-je ? J'étais dans une impasse douloureuse, d'autant plus douloureuse que les futures prétendantes ne cachaient rien de leurs nouvelles ambitions dans l'enceinte du collège. Leur attitude que je trouvais déjà ostentatoire s'était accentuée, elle en devenait indécente, intolérable : leur arrivée aux déhanchés honteux chaque matin venait alimenter les commérages. Les regards s'aiguisaient de jalousie, de médisance, de haine presque. Partout autour de moi, j'entendais chuchoter : « C'est sa sœur ! », ou je surprenais des rires étouffés sur mon passage. Un jour pourtant, je dus me résoudre à en parler à maman. Elle était la seule personne raisonnable, capable de m'aider à crever cet abcès qui me rongeait de jour en jour ; elle seule saurait prendre en main cette situation inextricable avec son savoir-faire. Maman était une sage à mes yeux, elle avait toujours su nous sortir de situations épineuses et nous sauver des foudres paternelles. Je me résolus donc à me soulager de ce terrible poids, tout en étant consciente de certaines conséquences... Maman s'effondra sur sa chaise. Le fer à repasser, posé sur son talon, crachait bruyamment sa vapeur au travers de laquelle je crus percevoir deux yeux larmoyants. Elle suffoquait presque. Ses yeux reflétaient l'égarement ou le désespoir, je ne savais le dire. Les seuls mots qu'elle put prononcer furent pour me remercier de mon geste courageux. Oui, il m'en fallait du courage pour en arriver là. J'avais le sentiment de trahir Tekina. Mais mon malaise était devenu si insupportable que je m'étais découvert des démangeaisons sur le dos des mains, il me fallait ce remède, un remède cependant au goût de trahison. Elle resta perplexe durant d'extraordinaires et longues minutes. Je devinai le malaise dans lequel elle se trouvait : comment ménager papa ? S'aventurerait-elle à convoquer ma sœur pour lui faire abandonner ce projet voué à l’échec ? Risquer de provoquer un conflit impitoyable ? Je ne voyais pas de réelle solution. 8
L'espoir que j'avais fondé dans ce moment de sauvetage se mêla à la vapeur qui faisait frémir l'appareil. Cesminutesme semblèrent interminables, mes jambes flageolaient, mon souffle était court. Un sentiment de culpabilité m’envahit. Toujours sans dire un mot, je la vis ranger fébrilement l'attirail qui l'occupait jusqu'alors et prendre sa voiture, d'un pas assuré. À mon avis, maman avait une solution. 9
Le jour de la présélection arriva enfin. J'attendais impatiemment mes deux amies dans le hall de la mairie. D'autres postulantes défilaient devant moi : toutes s'étaient parées de leurs plus beaux atours. Les unes portaient des vêtements affriolants, avaient particulièrement soigné leur maquillage, d'autres encore affichaient la dernière tenue achetée en ville, ou méticuleusement confectionnée par desmains habiles... Mais indiscutablement, aucune nem'arrivait à la cheville ! Le reflet de la vitre de la porte d'entrée me renvoyait une image que je trouvais parfaite et qui me sublimait. Instantanément, un sourire brillant et écarlate illumina mon visage. Cela ne pouvait que renforcer mon assurance, et ce fut avec une grande inspiration qui fit gonfler ma poitrine que j'accueillis Rava et Here. Toutes deux avaient sorti le grand jeu elles aussi, chacune ayant pris soin de souligner son principal atout physique : pour Rava, c'étaient ses longues jambes fines et parfaites que samini-jupemettait en valeur, et pour Here, sa taille de guêpe soulignée d'une élégante ceinture de chaîne dorée, sans compter le majestueux chignon que sa mère lui avait dressé sur la tête. Après un rapide échange de compliments, nous nous dirigeâmes d'un pas quasi solennel vers la salle où nous attendait le jury. L'entrée de notre trio rougeoyant d'éclats - nous nous étions mises d’accord sur la couleur à porter - avait produit l'effet attendu : tous les regards se tournèrent vers nous. Avec une certaine fierté, non dissimulée, nous nous rangeâmes à la suite des nombreuses candidates, en attendant de passer devant le jury composé majoritairement de femmes, dont certaines étaient d'anciennes tenantes du titre. Les chuchotements redoublèrent après cette fracassante interruption, ce qui accrut notre assurance. Une dame à la coiffure fleurie et imposante s'avança pour faire une annonce au micro ; la prestation consistait à parcourir le tapis rouge, nous séparant du jury, à se présenter puis à répondre à une demi-douzaine de questions. Seules, huit candidates seraient présélectionnées ce jour-là. L'audience commença sans tarder, respectant l'ordre alphabétique des candidates inscrites. 10
Unemusique tonitruante semit à résonner dans la salle, et la première concurrente s'élança dans une démarche chaloupée et rythmée, imitant les mannequins internationaux. Après un demi-tour effectué de manière majestueuse, elle déclina son identité sur un ton clair et plein d'assurance. Une personne s'avança pour prendre ses mensurations qu'elle claironna en direction du jury attentif. Celui-ci entama l'interrogatoire : les questions portaient sur les motivations personnelles et la culture générale en liaison avec l'association qui organisait cette élection. Rien de bien compliqué apparemment, Rava, Here et moi nous y étions préparées... Je sus que j’étais prête. 11
Je m'étais faufilée au milieu de la foule de curieux qui s'empressaient à l'entrée, je me fis suffisamment discrète pour que Tekina ne me vît pas. D'un coup d'œil rapide, je jaugeais l'ensemble des vingt candidates : toutes étaient plus belles les unes que les autres ! Mais ma préférence allait à ma sœur : elle était incontestablement la plus remarquable ! Tekina savait se mettre à son avantage ; à ma grande surprise, je découvris qu'elle avait subtilisé la tenue que portait maman le jour de son sacre de « Reine des Marquises ». Elle lui allait comme un gant ! Cette tenue n'avait pas perdu de son éclat ni de sa finesse : c'était un deux-pièces de style mämä rü'au, aux échancrures bien coupées qui venaient souligner chacune des courbes du corps sculptural de ma sœur. Elle avait pris soin d'apporter une touche de modernité en dévoilant son nombril et son ventre plat. Elle avait résolument hérité du physique demaman ! Sa beauté ne pouvait laisser le jury indifférent, j'en étais certaine. J'étais moi-même subjuguée ! Mon regard ne pouvait se détacher d'elle. Je ne lui connaissais pas cette sérénité, ni cette confiance : aucun de ses gestes ne dévoilait une quelconque fébrilité. Pour ma part, jem'impatientais et trépignais intérieurement. Tekina se présenta sur le tapis, une main en appui sur la hanche. Son pas était sûr et le port de tête altier. Une vraie princesse ! Arriva le moment de l'interrogatoire. Après quelques questions portant sur ses motivations personnelles, je sentis sa voix gagner rapidement en assurance. Et ce que je craignais arriva. Elle prit ce ton de supériorité que je lui connaissais si bien et que je détestais. Ses yeux scintillaient, le regard était posé. Je perçus subrepticement parmi les membres suprêmes quelques rictus de contrariété, certains visages me semblèrent même se fermer tout à coup ; car la modestie du ton employé jusqu'alors avait laissé place à sa désinvolture habituelle. Non, Tekina, pas ça ! Une question inattendue fusa ensuite de la longue tablée d'examinateurs : - Comment expliquez-vous le paradoxe que vous affichez entre votre tenue vestimentaire et les mèches de couleurs dans vos cheveux ? - Question de culture générale, Mademoiselle : que pouvez-vous nous dire sur la période post-coloniale que représente le style de votre tenue ? surenchérit une seconde voix qui ne lui laissa pas le temps de répondre. Un souffle de stupeur parcourut l'assemblée. Un silence insoutenable s'établit. 12
Le public écarquillait les yeux, les candidates en lice s'interrogèrent du regard. Tekina était bouche bée. Sa superbe avait fondu comme le beurre dans la poêle. Elle devint tout à coup muette. Je me sentis défaillir et me cramponnai à la main de Raanui qui était arrivé entre-temps. Je ne pus souffrir davantage de voir ma propre sœur se faire piéger de cette manière ignoble. J'entraînai mon compagnon dehors, j'avais besoin d'air... 13
Deux longues heures avaient passé ; toutes les candidates attendaient le verdict dans le jardin de l'hôtel de ville, en groupes éparpillés de part et d'autre des parterres de fleurs. Certaines restaient silencieuses et anxieuses, d'autres feignaient l'optimisme, laissant échapper quelques gloussements. Rava et Here semblaient satisfaites de leur prestation, mais tâchaient de ne pas le faire paraître en entourant leur amie, pour la soutenir. Je n'osais les approcher, je refusais d'avoir un avis à donner, surtout à ma sœur. Nous courûmes nous mettre à l'abri de leurs regards, tapis dans l'angle du bâtiment administratif, assis sur un tronc de cocotier en guise de banc, dissimulés par quelques arbustes effeuillés. De notre mirador improvisé, nous avions la meilleure vue d'ensemble. Quelques concurrentes vinrent lui témoigner leur indignation, feignant un air compatissant vis-à-vis de Tekina particulièrement. Elles ne s'éternisèrent pas pour autant, je trouvai qu'elles avaient l'audace de repartir les yeux pétillants d'une certaine malice. Je ne quittais pas ma sœur des yeux. Pas un mot ne pouvait sortir de ma bouche, je me sentais vraiment mal à l'aise. Sa prestation ne laissait pas de doute quant à la teneur du jugement qui allait tomber, cela ne semblait pas ternir son élégante silhouette, à mes yeux. Pourtant, elle continuait à sourire, d'un sourire qui ne laissait rien présager d'une défaite annoncée. Ses meilleures amies lui pressaient les mains, la cajolaient de mille gestes affectueux. Intérieurement, je ne pus réprimer une pensée qui n'était pas de circonstance, mais toutes trois me rappelaient certains clichés, où les proches parentes viennent consoler la veuve éplorée... Je me retins d'en dire un seul mot à Raanui qui, de son côté, n'avait de cesse de commenter, parfois de manière très ironique comme il savait si bien faire, l'accoutrement ou l'attitude de telle ou telle candidate. En fait, je n'entendais rien de ce qu'il me disait. Enfin, le rappel des candidates fut annoncé, l'heure de vérité était imminente. Sur un ton très solennel, la présidente du souverain jury entama l'énumération des noms des huit sélectionnées, j'avais l'impression qu'elle prenait le temps et un plaisir quasi-sadique à articuler minutieusement chaque syllabe. Une scène horrible, cruelle, interminable. À chaque prénom commençant pas la syllabe « té », mon corps tout entier se raidissait. Hélas, à la huitième annonce, aucune du trio diabolique ne fut sélectionnée ! 14
15 Secouée par la révolte, je me précipitai hors de ce cauchemar, les larmes aux yeux. Je n'en croyais pas mes oreilles, le verdict me paraissait trop sévère ; mais curieusement, au même instant, je ressentis comme un soulagement au fond de moi-même... Une main impatiente et ferme me secouant violemment l'épaule m'extirpa de mes pensées ténébreuses. D'un signe de la tête, Raanui m'invitait à regarder en direction de l'entrée arrière de la mairie : et là, je reconnus maman, se dissimulant sous un énorme chapeau de pandanus et derrière des lunettes noires, s’esquiver furtivement vers le parking.
Texte Patricia LAMAUD Illustrations Mateata VITRAC Coordination du projet Annie SOSSEY Infographie et mise en page Vetea PUGIBET Responsable de la publication Mairenui LEONTIEFF Travaux initiés et réalisés sous Aline-Titiehu HEITAA-ARCHIER IEN, Directrice du CRDP Directrice de la publication Maryel TAEAETUA-PEREZ Directrice du CRDP Imprimé en 250 exemplaires SARL Tahiti Graphics Ref. PI2626-1204 ISBN 2-916454-80-2 Dépôt légal : Juillet 2013 16
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